le DL

C'est étrange comment certains souvenirs que vous pensiez complètement oublié remontent très vite à la surface comme si ils s'étaient déroulés la veille. Peut être parce que ces souvenirs ont été vécus comme des traumatismes ? ;-)
Donc, dans un temps pas si révolu que ça, Les collections des bibliothèques bénéficiaient d'un apport considérable que l'on appelait le "DL" et même plus précisément le "DLI". Pour les néophytes : le "dépôt légal imprimeur" qui oblige ces derniers à déposer donner un exemplaire de T-O-U-T ce qu'ils impriment à la bibliothèque dépositaire de cette mission officielle.
Dans les années fastes, les imprimeurs arrosaient les bibliothèques de leurs ouvrages leur déposant parfois 6-7 exemplaires du même titre, titres redistribués ensuite dans les bibliothèques du réseau, dans des conditions que je vous décrirai plus loin.
Autant vous dire que pour vous mettre une poldoc à terre c'était l'idéal !
Quand j'ai pris la responsabilité de la bibliothèque ou je suis encore, sur le moment je n'ai pas compris pourquoi je trouvais parfois jusqu'à  trois fois le même titre sur les rayons ou m'interrogeant sur la présence d'ouvrages universitaires hyper spécialisés dans les rayons !
Et puis j'ai assisté à mon premier "DL" et j'ai compris.
Votre premier "DL" c'est comme un rite initiatique, comme le bal des débutantes. Si vous n'êtes pas accompagnée par un chaperon vous êtes perdue.
Non je n'exagère pas ! Il fallait le préparer ce DL, une lisite vous était fourni quelques semaines avant. Et il allait falloir un entrainement de champion : un entrainement physique, de l'endurance, du mental, et la mise en place de stratégies que même un chef d'une équipe de foot au mondial il envisagerait pas !
Les bibliothécaires c'est des tueurs quand ils sont en compétition !
Et vous, vous dites c'est quoi ce délire ? Jamais je ne tomberai là dedans et puis vient l'excitation du combat, la tension nerveuse, la montée d'adrénaline et vous vous retrouvez piaffant comme un jour de soldes.

Le DL se déroulait au 6e étage (sans ascenseur... Enfin si il y a avait un ascenseur mais si vétuste et si exigu que personne ne voulait le prendre) de la bibliothèque patrimoniale.
Vous arriviez donc au 6e étage en détresse respiratoire et là le choc : L'arène la scène se déroulait dans ce que l'on appelait prétentieusement la cafétéria, une table avec des chaises disparates et une toile cirée ou se trouvaient des collègues prenant ce qui ressemblait à du café, face à une autre énorme table que j'évaluais à environ 2 tables de billard accolées sur leur longueur (peut être que dans la réalité elles étaient moins grandes mais c'est le souvenir qui me reste). Cette table était recouverte de piles de livres (autant vous dire que pour atteindre les ouvrages qui se trouvaient au milieu de la table il valait mieux éviter la minijupe sous peine d'attirer les regards des collègues prenant leur café juste à côté et qui de toutes façons ne se gênaient pas pour émettre des avis qu'on ne leur demandait pas, un peu comme les supporters des matchs (si ça se trouve il ya vait peut être même des paris sur les bibs ?).
Je ne me souviens plus comment démarraient les hostilités, je crois que les ouvrages en nombre suffisant étaient distribués automatiquement à chacun des participants, c'est après que les choses se corsaient pour les ouvrages en petit nombre ou exemplaire unique.
On démarrait par ordre alphabétique de bibliothèque, des fois on commençait par la fin, car les derniers de l'alphabet râlaient (moi en l'occurrence ;-)
Je vais maintenant vous expliquer pourquoi il fallait faire preuve d'ingéniosité et de ruse tactique. La première bibliothèque choisissait un titre dans la masse et ensuite chacune son tour, évidemment tout le monde voulait les mêmes titres, mais pour corser l'affaire on ne prenait qu'un titre à chaque tour, alors si vous aviez choisi une série il ne vous restait plus qu'à espérer que personne d'autre ne la veuille sinon..... Et il ne fallait pas la choisir au début sinon le temps de la compléter vous perdiez les titres en un exemplaire.
Bref, comme au tarot, vous aviez les distraits qui au bout de 3h et 64 tours perdaient le fil et demandaient "c'est à qui ?" Et si vous êtes joueur de tarot vous connaissez déjà la réponse. Sauf que les plus malins repérant votre distraction avaient piqué votre tour. Vous aviez les pressés "alors ça y est tu as choisi ou on passe le réveillon ici ?""Attends je fais le tour de la table !"(et ça pouvait prendre du temps, je vous épargne la collègue qui vous pinçait les fesses ou vous poussait sans ménagement pour accéder au titre que vous convoitiez en campant devant, prête à sauter dessus lorsque que ce serait votre tour, grosse erreur de débutante ! En effet, certaines, qui avaient compris tout le non intérêt de cette opération, mais voyant l'intérêt manifeste que vous aviez pour ce livre, vous le chipait sous vos yeux rien que pour vous em... Ou pour ensuite le négocier !
Petites mesquineries de bibliothécaires quotidiennes qui se payaient lors du DL!
A la fin des 367 tours, il y avait le moment des échanges : bah oui avoir le tome 1 à 9 d'une série de mangas alors que la bib voisine a le tome 6... Choix fait par cette bib dans le but de récupérer un livre que vous aviez choisi et qu'elle voulait. Choix que vous aviez fait en toute innocence, mais que elle, plus aguerrie que vous avait développé cette technique pour le récupérer ensuite.
Donc vous vous faisiez avoir la première fois et la fois suivante en mode survivor vous faisiez pareil en tentant de repérer les documents sur lesquels elle posait une marque d'intérêt d'un discret coup d'oeil.
Si le tour ne vous avantageait pour récupérer le livre, vous preniez celui qu'elle voulait pour ensuite le négocier à la fin. Avec le risque qu'il vous reste sur les bras, ayant développé une autre tactique qui consistait à vous faire croire que ce livre l'intéressait...
Très vite j'ai detesté le "DL" pour des raisons humaines mais aussi en voyant le désastre que cela provoquait dans les collections. J'avais découvert une réserve de livres neufs en doublon,voire triplon ! Bah oui au cas ou l'exemplaire sur les rayons s'abîmerait ! Exemplaire qui ne sortait jamais et que l'on désherbait sans se souvenir qu'on l'avait en réserve ! Il faudra un jour que les chercheurs se penchent sur la peur de manquer du bibliothécaire, il y a de la matière.

Peut être que j'exagère un peu, des fois l'ambiance était saine et détendue mais je ne m'en souviens pas...

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